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FÒK SA CHANJE

jeudi 30 décembre 2010

ELECTIONS ET STRATEGIES DE PERSUASION


« Elections et Education à la citoyenneté. Une analyse psychopolitique du message de Monsieur Edmond Mulet à nation haïtienne », tel est le titre de l’article que nous avons publié le mercredi 10 novembre 2010 dans les colonnes du quotidien « Le Nouvelliste ». Après avoir décrypté le discours du chef de la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti), nous avons mis l’accent sur l’absence de la conscience citoyenne en Haïti. Soulignons, pour nos lecteurs, que le discours de Monsieur Mulet a été publié dans le Nouvelliste du 1e octobre 2010.

Le 27 novembre 2010, soit 24 heures avant les élections du 28 novembre, l’ambassadeur va réaffirmer la thèse qu’il défendait dans son premier discours : il est impérieuxd’organiser les élections en Haïti. Il choisit la stratégie de dialogue ou d’interview pour convaincre et persuader les destinataires de sa thèse. Il ne va pas trop loin pour trouver un interviewer qui lui faciliterait la tâche. C’est le « Bureau de la communication et de l’information publique » de la MINUSTAH qui jouera le rôle d’interviewer. Le chef de la MINUSTAH, l’ambassadeur Edmond Mulet, n’avait pas à braver des journalistes ou des interviewers qui  tenteraient de le déstabiliser ou de le piéger. Les questions qui lui sont adressées participent à une véritable mise en scène de sa mission et de son projet. Avec d’autres mots, il reprendra la même formule ou la même affirmation du 1e octobre 2010 « Le vote est l’arme secrète du peuple » et il ajoutera : « C’est un engagement privé, intime et personnel de chaque  personne ». Aujourd’hui nous nous proposons d’analyser cette interview qui n’est qu’une version théâtrale de son premier message adressé à la nation haïtienne.

Les questions qu’élaborait le Bureau de la Communication et de l’information publique de la MINUSTAH était au nombre de six. Elles ne sont pas innocentes. Elles ne sont pas choisies à l’aveuglette.  .  Elles ont été formulées dans l’ordre suivant :
  1. Pourquoi est-il important pour les Haïtiens d’aller voter ?
  2. En quoi ces élections sont-elles différentes des autres ?
  3. Est-il important que les femmes aillent voter en grand nombre demain ?
  4. Quel message général souhaitez-vous adresser aux électeurs et aux candidats ?
  5. Vous représentez les Nations Unies en Haïti par le biais de la MINUSTAH. Pourriez-vous nous rappeler le rôle de la MINUSTAH. Que répondez-vous à ceux qui accusent la MINUSTAH de s’intégrer dans les affaires haïtiennes ?
  6. Peut-on rassurer les Haïtiens que leur vote sera respecté ?
L’ordre dans lequel ces questions sont formulées est minutieusement calculé.  Elles obéissent à une logique.  Elles traduisent une position et une prise de position: celle de convaincre les destinataires du discours le caractère sacré des élections du 28 novembre 2010.

Il existe un lien logique entre la 1e question et la 6e question. Grâce à  la première question, Monsieur Mulet réaffirme le caractère sacré des élections. Pour lui, en dehors de ces dernières, la reconstruction d’Haïti sera hypothéquée et la stabilité compromise. Le salut et la libération du pays passent  par les élections du 28 novembre 2010. Sans elles, on assistera au règne de l’absurde et de l’incertitude. L’avenir d’Haïti est largement conditionné par elles : «  Ces élections, affirme-t-il, sont vraiment importantes. C’est un rendez-vous des citoyens haïtiens avec leur avenir, avec l’histoire du pays ». Elles ont le pouvoir d’aider les haïtiens à habiter le temps autrement c’est-à-dire à inventer leur avenir. Monsieur Mulet croit que les élections ont le pouvoir de transformer automatiquement l’imaginaire de tous les haïtiens.

Monsieur Mulet veut convaincre  ou plutôt, faire de ses destinataires des croyants. C’est cette idée qui domine sa réponse à la sixième question. Il faut croire aux vertus des élections du 28 novembre. Cette foi doit être contagieuse et active. Car, lui, apôtre de cette idéologie, a le pouvoir de protéger tous les adhérents. Il rassure tous ceux et toutes celles qui prendront le chemin des urnes : « Tous les votes déposés dans les urnes seront comptabilisés et respectés ». Il invite ses destinataires à croire en sa capacité de faire faire ce qu’on doit faire : «  Je peux garantir, soutient-il, que ce vote, quand il sera compté et ajouté aux autres votes, sera absolument respecté ». C’est par ces mots qu’il termine son interview avec « le Bureau de la communication et de l’information publique » de l’institution dont il est le principal responsable. Monsieur Mulet n’est pas totalement insensible aux problèmes qui pourraient faire obstacle à son  grand rêve. Il est conscient de l’ampleur de sa mission. Il sait que cette dernière est jonchée de difficultés. Mais, il avance. Il croit que sa capacité de persuasion ou ses talents d’orateur ne le trahiront pas. Il  croit à la force magique de ses déclarations pour maîtriser ses adversaires. Ainsi, il souligne pour son interviewer : «  Malgré l’intimidation, les menaces et les pressions, le vote est l’arme secrète du peuple ».

La réponse à la deuxième question est la reprise et le développement de la première question. Des élections du 28 novembre doit naître un gouvernement légitime. Seul ce dernier peut faire face aux grands défis (la reconstruction, éradication du choléra) : « Tout ce qu’Haïti est en train de vivre requiert la présence d’un gouvernement légitime. »  Il se présente comme le porte-parole de la communauté internationale : «  Pour la communauté internationale, ces élections sont très importantes pour l’appui, le soutien, l’aide et les fonds qui doivent parvenir au pays pour sa reconstruction ». Ces élections apportent la stabilité politique et sociale nécessaire au pays ». Si Monsieur Mulet parle de la nécessité d’avoir un gouvernement légitime, il ne trouve pas urgent, cependant, de faire ressortir l’articulation qui doit exister entre légitimité, autorité et puissance.  En effet, si l’autorité n’est pas en soi une force de coercition : elle est ce qui crédibilise cette force, ce qui confère au pouvoir sa capacité de se faire obéir, à travers la preuve d’un savoir-faire. On peut bien avoir la légitimité et manquer de puissance, à la suite de certains événements. La puissance se mesure à la capacité de « pouvoir faire » qui peut être plus ou moins forte.  Elle est donc un moyen et non une fin. Cette capacité de « pouvoir faire »  dépend des ressources dont dispose celui qui veut agir, c’est-à-dire  de la possibilité d’utiliser une sanction. Bref, l’exercice du pouvoir a donc besoin de légitimité, du pouvoir et de puissance.

Mulet se présente comme le défenseur de la Constitution haïtienne. Sur ce point, il tient à ce qu’on respecte scrupuleusement le texte. C’est la lettre qui doit primer sur l’esprit. Il ne fait pas un accueil chaleureux aux  objections de certains  partis politiques et de certains groupes de la société civile qui n’ont pas voulu considérer les élections comme la planche de salut d’Haïti. Si pour ces derniers, il n’est pas  opportun d’organiser les élections le 28 novembre 2010,   réaliser ces joutes électorales à cette date est, cependant,
pour le chef de la MINUSTAH , un gain et une victoire. C’est avec fierté qu’il affirme : « Ce sera la première fois, avec beaucoup d’années, que ces élections se tiendront à la date prévue par la Constitution de la République. Nous espérons que le nouveau président entrera en fonction le 7 février de l’année prochaine ».

La troisième question de l’interview est un prétexte qui lui permet de se présenter comme un défenseur de la cause des femmes. Tel est l’objectif principal de la troisième question. Nous sommes devant un Edmond Mulet sensible aux souffrances  des femmes haïtiennes. Le 28 novembre 2010, c’est la fête des femmes. Il voit en ces dernières de grandes alliées: « Demain, est le jour des fêtes (…) Les électrices haïtiennes sont importantes pour le futur du pays (…) Cette participation des femmes est très importante parce que ce sont elles qui ont cette sensibilité pour comprendre où sont les besoins du pays. Je crois qu’en ce moment même, elles ont déjà fait le choix de ceux qui vont représenter les Haïtiens et les Haïtiennes qui ont déjà tant souffert ». Il faut compter sur les femmes pour que ces élections soient une réussite. Edmond Mulet laisse entendre que la participation politique des femmes doit être encouragée en Haïti.

La place de la cinquième question est justifiée. Elle ne débute pas l’interview. Ce n’est pas elle qui termine l’interview. Polémique, elle est située en cinquième position. Si l’ambassadeur Edmond Mulet ne veut pas agresser ou provoquer ses interlocuteurs, il ne compte pas, cependant, leur offrir l’occasion de s’auto glorifier. Il veut faire taire certains nationalistes agressifs. Il questionne leur rapport à l’histoire. Il souligne pour les éventuels détracteurs de son institution : « Quand la MINUSTAH  a été déployée en Haïti, le pays était en pleine guerre civile. La présence de la MINUSTAH  a pu stabiliser la situation ». Cette phrase est, selon nous, un véritable coup de massue susceptible de désarmer ceux qui veulent nuire à la réputation de cette institution en Haïti. Rappelons que juridiquement, une guerre civile est un « conflit armé ayant éclaté au sein d’un Etat et dépassant, par son extension et sa prolongation, une simple rébellion ». Monsieur Mulet anticipe ses objections. Il énumère les actions de la MINUSTAH en Haït en vue de faire taire ses détracteurs : «  La MINUSTAH  a dû faire face aux gangs qui occupaient beaucoup de quartiers à Port-au-Prince, aux Gonaïves, au Cap-Haïtien, aux Cayes et d’autres endroits. On a pu créer des espaces pour que d’autres acteurs humanitaires et de développement puissent venir sur le terrain et permettre à l’Etat haïtien et à ses institutions d’opérer partout sur le territoire ». Notre Etat a fait faillite. Son sauveur, c’est la MINUSTAH. Cette dernière est venue à la rescousse de  l’Etat haïtien.

Mulet a le souci d’informer ses destinataires sur la mission de l’institution dont il est le chef. Il souhaite que ces informations soient gravées dans la mémoire des haïtiens : «  Nous avons aussi un mandat politique et électoral. Nous sommes là pour aider à la réalisation de ces élections (…) Nous continuons à aider et à soutenir la police haïtienne. (…) Nous continuerons aussi à aider dans les domaines comme l’Etat de droit, la Justice, les prisons et la formation de la Police Nationale d’Haïti. Nous sommes là pour aider et accompagner le peuple haïtien ». La MINUSTAH  est donc le substitut de l’Etat haïtien. Elle est notre protectrice par excellence. La sécurité des haïtiens dépend d’elle. Les élections relèvent de la responsabilité de son institution : « Ces élections sont très importantes parce qu’elles font partie des objectifs que le Conseil de sécurité nous a assignés ». On ne doit pas se leurrer. On doit sciemment s’informer sur la vraie mission de cette institution. Il ne faut pas dire n’importe quoi.

Monsieur Mulet rappelle aux Haïtiens que l’Etat de leur pays n’est pas maître de son destin. Il ne peut pas exercer son droit à l’autodétermination. Il est loin d’être un Etat souverain. Cet Etat a un prix à payer pour recouvrer sa souveraineté. Une fois de plus, c’est par la qualité des élections du 28 novembre 2010 qu’on pourra entamer un processus de réduction et de départ de la force onusienne. Monsieur Mulet n’hésite pas à déclarer : « Si, comme je l’espère, elles (les élections) se déroulent dans le calme, l’année prochaine, avec un gouvernement légitime en place, nous pourrons commencer à parler du désengagement de la MINUSTAH en Haïti. Ces élections sont importantes parce qu’elles font partie du processus de réduction et de départ de la MINUSTAH  du pays ». Une fois de plus, Monsieur  Mulet déifie et absolutise les élections. C’est à cette aune que l’Etat haïtien sera évalué ou jugé digne d’exercer sa totale autonomie.

Monsieur Mulet utilise le vocabulaire approprié pour s’adresser aux électeurs et aux candidats à travers sa réponse à la quatrième question. Chef de la MINUSTAH, il a le pouvoir d’encourager, d’exiger et d’interpeller. Il emploie le pronom personnel « je » pour se faire mieux entendre : « Aux candidats, je demande de respecter les règles du jeu et d’exiger à leurs électeurs et aux personnes qui les appuient d’être mesurées, de respecter les autres et faire prévaloir la tolérance ». Il n’entend pas renoncer à l’exercice de  son pouvoir. Il ne veut pas donner l’impression qu’il est incapable d’assumer la responsabilité qui lui est confiée. Il rappelle aux électeurs et aux candidats  le comportement que la MINUSTAH attend d’eux : « Je demande que tous, après les élections, puissent reconnaître les vainqueurs, travailler avec eux et les appuyer pour le salut et le futur du pays ». Monsieur Mulet n’a pas, cependant, indiqué le type de dispositif qu’il va mettre sur pied pour que ses ordres soient exécutés.

De ce qui précède, nous pouvons formuler les réflexions suivantes :
a) Les réponses de l’ambassadeur Edmond Mulet cherchent davantage à persuader qu’à démontrer. Elles cherchent  à reprendre et à renforcer la position qu’il défendait dans son discours du 1e octobre 2010. Il s’agit pour lui de faire croire que ce qui est dit des élections est absolument vrai. Ainsi, il serait absurde et illogique de ne pas  y adhérer. Il sollicite constamment la solidarité de son auditoire. Il interpelle ce dernier pour le prendre à témoin et l’impliquer émotionnellement dans son projet. En appelant les citoyens à voter, l’ambassadeur Mulet se présente comme le premier défenseur du  peuple haïtien. S’il interpelle les femmes, c’est pour les inviter à partager ce principe de base : le vote est l’arme secrète du peuple. Cette interpellation n’est qu’une subtile suggestion.

b)  L’ambassadeur fait appel aux sentiments. Il cherche à toucher la sensibilité de son auditoire. Ainsi, s’entremêlent, dans cette interview, affect (passion) et rationalisation. Il a mis en scène la tragédie haïtienne. La situation dramatique du pays est évoquée (le séisme du 12 janvier 2010, l’épidémie de choléra). L’urgence de reconstruire Haïti sous le leadership d’un gouvernement légitime est un argument qui est chargé émotionnellement. Il pense que les élections du 28 novembre 2010 constituent la réponse la plus appropriée à  nos multiples déboires.

c) Les réponses de l’ambassadeur Mulet obéissent au schéma christique de la Rédemption.  Au désordre social et économique, à l’instabilité politique, il faut une solution salvatrice. La solution, ce sont les élections. Un, des sauveurs doivent faire leur apparition : les nouveaux élus. Il dramatise et il pointe du doigt ceux qui n’auront pas le courage d’accepter ces derniers.

d) L’ambassadeur Mulet veut séduire. En utilisant le pronom personnel «  Je », il se présente comme l’allié naturel des électrices et des électeurs. Il est aussi, à sa manière, l’un des sauveurs du peuple : il est celui qui a le plus contribué à la réalisation des élections du 28 novembre 2010. Il est le chef et le père qui rassure et qui protège. C’est par cette image qu’il tente de se faire crédible aux yeux de la population haïtienne.

e) L’ambassadeur Mulet évite de projeter l’image d’un cynique et d’un démagogue. Il s’identifie à celui qui est capable de comprendre et d’entrer en empathie avec la population qui a été victime du séisme du 12 janvier 2010 et qui est exposée à l’épidémie du choléra. C’est le leader compatissant, apte à s’indigner devant le drame haïtien. Y aura-t-il une cohérence entre le dire et le faire de l’ambassadeur ? Ce dernier arrivera-t-il à imposer cette image ? Serons-nous en présence d’un équilibre entre les intérêts de la communauté internationale et l’intérêt général du peuple haïtien ?

Cette interview met en lumière que nous sommes en présence d’un peuple saturé d’exclusion et d’humiliation. Nous sommes également en présence des élites haïtiennes qui ont toujours cultivé le goût du mépris vis-à-vis des plus vulnérables. Les différentes stratégies de condescendance que manifeste la communauté internationale vis-à-vis de ces derniers ont leur source dans la manière dont ces élites violent les principes de  respect de la dignité humaine. Nous sommes en grande partie responsables de notre humiliation collective. Pour s’en sortir, il faut nécessairement passer par l’éducation à la citoyenneté et aux droits de l’homme. Ce type d’éducation fera la promotion des valeurs suivantes : la paix, l’égalité, la non-violence, la tolérance et le respect de la dignité humaine.  Sommes-nous conscients de la nécessité de construire un système éducatif fondé sur ces valeurs ?  Saurons-nous unir nos efforts en ce sens ?


Hérold TOUSSAINT
Professeur de sociologie de la communication et des médias
Université d’Etat d’Haïti

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