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FÒK SA CHANJE

mercredi 2 juin 2010

Le voleur de rue. Contribution à une psychopathologie du lynchage

In memoriam : Madame Hyacinthe Boursiquot fauchée par le crime en sortant de la banque.
Avertissement

Ce texte essaie de cerner un double phénomène, aux faces ténébreuses et complémentaires, qui, chaque jour plus, étend ses tentacules dans notre société. Autant les affaires se négocient à tous les coins de rue, d’autant les voleurs se mettent à l’affût. D’autant alors, la communauté qui ne parait guère compter sur une intervention efficace de la Police et des juges, incline à se faire justice elle-même en (ré)inventant le procédé d’une justice sans jugement. C’est bien la structure étrange de ce réaménagement qui est ici revisitée dans l’idée d’apporter une contribution modeste et provisoire à la compréhension globale du fait haïtien. Le texte qui livre cette réflexion n’est donc qu’un work in progress. Et, en tant que tel, il part davantage d’un étonnement ou d’une curiosité quasi-enfantine de comprendre les choses que d’une certitude magistrale qui prétendrait administrer des thèses définitives. C’est, enfin, de l’expérience que vient son élan, c’est-à-dire du fait vécu, observé, raconté ; de l’espoir, de l’implication émotionnelle forte.
 
PLAN
  • Intro
  • Le voleur comme engeance
  • Le vol comme récit
  • Séquençage de l’acte de voler
  • Le méfait
  • L’alerte
  • La poursuite
  • La réparation
  • Le châtiment
  • Pour un théorème de la violence collective
  • De pied en cap
  • Addenda
Intro

Je viens de réaliser fraichement combien peu je connaissais ce personnage omniprésent qui, la misère aidant, et le matérialisme grossissant comme une métastase, se répand toujours plus à travers la ville. Il symbolise presque une mode. Il a sa ligne, son style de vie, son genre de femme, ses boîtes. Jusqu’ici, les voleurs que je croisais au détour de la page lue ou de la phrase ciselée, n’étaient que la métaphore unique qui subsumait mes enthousiasmes d’adolescent : voleur d’ombre, voleur d’eau, voleur de feu, toutes figures que mon imagination se plaisait à rapprocher d’autres, Arsène Lupin, Ali Baba, et aujourd’hui, l’enfant, le peuple en quête d’instruction. A coté de ceux-là, il existe aussi un voleur de chair, sanguinaire ou étourdi, qu’il nous arrive souvent de redouter et que nous croisons quelques fois qui court aux abois vers des issues incertaines. Pourtant, il n’est pas tant fait de chair que d’esprit. En fait, la chair de ce voleur-là est de mot, car il est le centre d’un récit tour à tour cruel, hilarant, tragique, mais surtout polyphonique qui mélange les tons et les discours empruntés de toutes parts à la philosophie, au droit, au sexe, au scatologique, au sacré, à la presse, aux idées comme aux choses. La vérité du voleur est pure langage, son être vient après la parole éclatée comme sa chair en lambeaux qui raconte les heurts et malheurs infligés à lui ou que lui-même autour de lui inflige. Mais, loin d’être désincarné, ce langage transcrit, au fond, une dynamique préoccupante qui gangrène une société impitoyablement livrée à sa précarité.

Le voleur comme engeance

Pour nous autres, haïtiens, le voleur est avant tout une engeance que nous ne tenons guère en sympathie. Le justicier qui vole au riche et donne au pauvre est une figure que nous n’arrivons pas à penser, malgré quelques tentatives, récentes, en dépit de quelques évidences persistantes. Il n’y a pas trop longtemps, d’aucuns présentaient Dread Wilmé, à Cité Soleil, comme un bandit au grand cœur, -- pour beaucoup d’autres, il fût et demeura, au long de sa courte vie, un misérable bandit. L’étiquette de voleur a d’ailleurs servi efficacement (quand il fallut l’abattre, lui, son chien et ses enfants) à occulter les revendications plutôt sociales qu’il incarnait d’une façon évidemment inquiétante. Chaque fois que, pour rendre justice, on ramasse la pierre, notre cœur nous rappelle alors que tout voleur a des bouches à nourrir, mais il nous faut tout de même assouvir notre vengeance. Peu importe alors les attendrissements et autres rationalisations. Le voleur, c’est pour nous ce personnage voué impitoyablement aux rigueurs de la punition expresse, même quand il sait déployer des trésors d’astuces pour se tirer d’affaire. Même quand on se plaint, avec raison, qu’il pourvoit davantage le cimetière que lui-même ne meure. En fait, il entretien avec la Société une rivalité mimétique qui semble lui imposer un ajustement toujours plus cruel. Signe sinistre d’une escalade qui nous laisse impuissants.

Le vol comme récit

Ce récit concret -- nourri d’observations, de babillages et de vociférations -- qui se donne le voleur pour centre, comporte trois épisodes majeurs. Autour de ce noyau ternaire, s’agglutinent, en nature et proportions variables, des éléments secondaires. Notamment les deux suites d’actions qui ont trait, d’une part, à l’alerte, et de l’autre, au sujet et à l’objet de la réparation dans le procès d’ajustement à la situation normale de départ que la plainte ou le cri venait de perturber.

Maintenant que nous avançons vers le moment où, sans prétention théorique, ni outrecuidance terminologique, il faudra passer en revue quelques-unes des notions ici sommairement indiquées, je m’empresse de préciser que cette ébauche au portrait polyphonique du voleur de rue suppose un pari contre le bruit et la fureur des récits qui, jaillissant çà et là, brouillent les lignes et les contours, mélangent les masses. Cela dit, je ne crois nullement qu’il faille, par horreur de l’anamorphose, réduire ce vacarme à une formule anonyme. Au contraire, il faudra, autant que possible, recréer la saveur d’un vécu tantôt mien, tantôt communiqué par autrui. A défaut du timbre juste, c’est la signature, plus ou moins trouble, de chaque récitant, qu’il s’agira de dessiner en lettres visibles.

On s’interdit, en outre, de convoquer les cousins à cette séance.

Le corrompu, par exemple, nous ne pouvons ici que le laisser courir. D’autant plus que cette espèce s’acclimate plutôt bien dans nos contrées haïtiennes. Il est rare que, contre lui, on porte plainte. Il n’est donc presque jamais arrêté, jugé, enfermé. Il ne viendrait, par ailleurs, jamais à l’idée qu’on le lynche. Mieux intégré que le méprisable voleur de rue, il est efficacement protégé par Le Système que représentent, en partie, les parents, amis, collègues et connaissances qui bénéficient de ses largesses. D’autres représentants du Système, ce sont, bien sûr, les membres de la grande Internationale des Corrompus dont une sentence exemplaire et un dépistage vigilant viendraient contrarier les affaires. La mentalité populaire, enfin, l’exonère de même en arguant, selon le proverbe haïtien archiconnu, que « Voler l’Etat n’est pas voler. » Au contraire, dans ce pays d’analphabètes et de crève-la-faim, on ne peut qu’admirer l’extraordinaire intelligence de ces intelijan qui savent mettre une queue à un zéro vite transformé en neuf. Avec des fées si débonnaires penchées sur son berceau doré, on comprend que, au jour de sa maturité, la performance du corrompu soit, quoiqu’on fasse, une histoire de fin heureuse.

C’est vraiment une toute autre histoire que de parler du voleur de rue.

Séquençage de l’acte de voler

J’ai déjà indiqué que cet acte, qui déborde la simple action ponctuelle de voler, comportait, en territoire haïtien, trois ou cinq épisodes. Pour les principaux, ils s’enchaînent comme suit : 1) un méfait est commis qui est attribué à un voleur (I) ; 2) la foule alertée entame une course-poursuite (III) ; 3) la vindicte populaire s’acharne sur le malfaiteur (V). Entre le premier et le troisième épisode, se place l’alerte (II) ; entre le troisième et le cinquième, la réparation (IV). On connait des histoires tronquées qui s’arrêtent à deux ou trois séquences seulement, voire une seule quand la peur par exemple décourage la poursuite. Il y a aussi les cas où elle échoue. Ici on s’intéresse à une histoire complète, moins courante que les autres, mais peut-être plus riche d’instruction.

Le méfait

Le méfait sera commis avec une violence plus ou moins ostensible. Le voleur peut tantôt contraindre sa victime en le menaçant ou pas de son arme ou de tout autre instrument de contrainte qui, en général, suscite de la terreur ; tantôt il peut, au contraire, faire l’économie de toute violence physique, psychologique ou verbale en recourant à l’habileté. Mais bien des rudes travailleurs ont été tués pour avoir croisé le voleur armé qui en voulait au contenu de leur portefeuille. A chaque fois que, à Port-au-Prince, on doit transporter une somme relativement importante ou quelque objet précieux, toujours, on se prépare mentalement à négocier, au profit de sa vie, une dépossession imminente dont l’idée obsessionnelle tourmente le sujet plus que le fait réel quand il advient. Car il s’agit toujours d’une négociation périlleuse. Je connais des personnes qui ne vont plus à la banque. Et d’autres qui espacent, le plus que possible, leurs transactions. Précisément par incapacité de gérer correctement la peur qui les étrangle.

Il existe aussi un voleur qui, lui, n’utilise pas les moyens qui terrifient, mais l’habileté qui, elle, déclenche seulement la surprise et le mécontentement plus ou moins désespéré. Le awousa qui, dit-on, sait vider une poche ou subtiliser une bourse sans que la victime pourtant vigilante ne s’en rende compte. Son métier n’est en rien celui du pickpocket, bien connu ailleurs, car d’ordinaire on reconnait à ce dernier un doigté naturel, alors que son homologue haïtien bénéficie, lui, du soutien des loas et autres esprits invisibles du vaudou. Pour lui, « être pris la main dans le sac » veut dire quelque chose de fort précis. Il parait que, quand on s’avise de fouiller sous la jupe du awousa, qui est le plus souvent une femme, on découvre souvent un poing d’enfant, métonymie, s’il en est, qui condense efficacement le charisme et toute l’innocence du bambin réduit à la seule menotte de gaze. Sous le rapport du recours à la violence, le voleur haïtien déploie donc son art aux deux extrêmes de la sauvagerie et de la prestidigitation.

Le contraste est si fort que les méthodes mixtes, pourtant réelles, nous semblent inconcevables. Elles sont appliquées toutes les fois que le voleur menace ou frappe, chaque fois qu’il enfonce le canon au coté de sa victime sans que, par bonheur, ses doigts n’appuient sur la détente. On m’objectera que ces procédés-là demeurent fort traumatisants, mais toute personne ordinaire qui vit à Port-au-Prince, sait gré au voleur qui fait montre d’une pareille modération.

L’alerte

La foule qui se porte au secours de la victime de vol consiste le plus souvent dans un déploiement de badauds qui, à renfort de cris aigus, se passent la consigne pour d’abord freiner, puis arrêter nette la course du voleur aux abois que la victime a dénoncé au cri de : Bare vòlè ! Au sujet de l’alerte, on peut rapporter cette blague, il est vrai, un peu douteuse qui me vient d’un ami dont le sien oncle, un jour, a trouvé un voleur tout nu dans la chambre conjugale. Outré, le monsieur, avec le ridicule le plus affecté, sermonne le supposé voleur, qu’il tenait d’ailleurs parfaitement en respect. La bouche en cul de poule, il engage carrément un maladroit débat philosophico-humanitaire avec l’insaisissable colosse au corps graissé de sueur. « Voleur, pourquoi dois-tu voler ? » Evidemment, ce n’est qu’à l’intervention de sa femme, qui a su, elle, brailler comme il fallait, que la poursuite a véritablement démarré. Bien souvent, il suffit du seul mot : Bare ! pour mobiliser, d’un coup, toute la population d’un carrefour ou d’un marché.

On sait que, pour le meilleur et pour le pire, le voleur haïtien est familier, lui aussi, des raccourcis ; il les prend, il les cherche, il les exploite. Si nécessaire, il les crée et les oppose, en bouclier protecteur, à la foule enragée mais néanmoins manipulable. On verra très vite comment il s’y prend -- après qu’une simple alerte l’ait dénoncé, jugé et condamné -- pour, lui, empêcher que la foule ne devienne lucide et ne refuse un salutaire arrangement d’ordre sacrificiel.

La poursuite

D’habitude, les gens qui s’invitent à la poursuite sont les plus vigoureux. D’autres cependant ne sont pas en reste. Des gamins aussi courent et braillent. Certaines personnes n’accompagnent la foule que de la voix seulement. C’est le cas des commerçants qui ne peuvent laisser leurs étals, des personnes pas très en forme, mais qui, néanmoins, souhaitent manifester bruyamment à la fois leur réprobation pour le vol et leur solidarité avec la victime. A coté de ces cas, il arrive aussi, paradoxalement, que le voleur lui-même participe, en tant que poursuivant, à la poursuite où c’est lui, au fond, qui a le rôle de l’animal traqué. Pour ce faire, il recourt à une ruse assez répandue qui consiste à brailler fort pour détourner de lui l’attention et passer, lui aussi, pour l’un des poursuivants. Cette méthode réussit dans bien des cas, car, à part la victime, qui souvent reste à la traîne, personne ne connait réellement l’aspect du malfaiteur.

Certain voleur, comme j’ai pu le vérifier hier soir, affine considérablement la technique au moyen d’une méthode particulièrement audacieuse et risquée qui consiste à entraîner, malgré lui, un paisible badaud dans la course. A cet effet, il attrape un bras, force sa nouvelle victime, qui ne veut pas tomber, à courir avec lui, mais elle finit par être stoppée ou lâchée, au bout de quelques dizaines de mètres, suivant que l’objectif soit, pour le malfaiteur, de montrer qu’il tient le voleur ou qu’il le talonne. La règle voudrait que celui qui court en avant soit nécessairement le coupable. Quant à celui qu’on plaque au sol, son sort est réglé, puisqu’il n’y a rien que la foule abhorre autant que l’incertitude et le doute. La ruse sait donc métamorphoser le bandit poursuivi en citoyen sensible que la foule adoube sans hésiter. L’épisode de la poursuite vérifie aussi une règle implicite qui veut que la victime bénéficie d’un formidable concours de solidarité à la faveur duquel, cependant, elle ne trouve pas toujours son compte.

La réparation

La réparation est souvent approximative. Du moins quand on est victime du voleur de rue, à Port-au-Prince, ce à quoi on s’attend le moins, c’est à retrouver ce qu’on avait perdu. La réparation qui néanmoins advient toujours, avec ou sans restitution de l’objet, affecte donc bien souvent des formes non conventionnelles par rapport à ce que peuvent exiger d’autres codes plus « rationnels ». On s’interrogera, plus loin, sur les différentes formes prises par cette réparation. Pour l’instant, il nous faut savoir ce qu’il advient en fait de l’objet. Celui-ci connait, au fond, plusieurs sorts possibles : 1) il peut être restitué à son heureux propriétaire ; 2) il peut être définitivement perdu pour son propriétaire avec toutes les variantes que cette perte suppose : a) le voleur s’en débarrasse et personne ne le retrouve ; b) il est retrouvé, mais par un tiers qui, habilement, le dissimule afin de le garder pour lui-même ; c) il n’est pas retrouvé, mais détruit au cours de la course-poursuite. Le sort de l’objet (du désir) dit la variation de fortune que peut connaitre le sujet (de la frustration) dans la mésaventure qui lui arrive.

Il arrive, assez souvent, que la seule compensation, pour la victime, réside dans la satisfaction, supposée, de voir gicler le sang du voleur. Ce qui s’observe encore plus souvent c’est, au grand dam du propriétaire frustré, une espèce de destruction rituelle qui, entre délire et fête, supprime la possession et restaure une scène mythique de conflagration, et donc aussi de partage et de redistribution. Il est vrai que l’enjeu symbolique n’est pas ce qui frappe tout de suite. Les vérités terre à terre peuvent interpeller plus souvent. C’est ainsi que des personnes intègres et courageuses, quand il s’en trouve dans la foule, prennent souvent le parti de la victime de vol contre ses prétendus sauveurs. L’intervention se révèle même payante quelques fois au point que l’objet est restitué. Mais cette figure de l’homme de bon sens se dissous de plus en plus, comme engloutie dans l’appétit pour les dépouilles, quelles qu’elles soient ; et surtout dans un rêve hénaurme qui mijote comme le volcan.

Le châtiment

Le châtiment est évidemment terrible quand il s’abat sur le voleur. On connait les cas, nombreux, des voleurs qui se font tuer par la foule excitée. En réalité, quand le voleur se fait attraper, la première chose qu’il entend probablement à son sujet, c’est le projet unanime de le mettre à mort. Et comme pour joindre le geste à la parole, promptement, on commence par le frapper sans ménagement. C’est à deux reprises qu’au cours des six derniers mois, j’ai assisté à une scène de ce genre. Je reviens ici sur le premier cas avant d'évoquer le second, qui remonte à seulement hier soir, à la fin dans l'Addenda annexé au texte.

Ce fût un samedi, vers onze heures du matin. Je suis au bureau quand, j’entends une clameur au dehors, je jette un coup d’œil dans la rue, je vois les gens qui accourent de partout, beaucoup parmi eux étaient armés de pierres, de bâtons, et de tout ce qui tient lieu d’une façon ou d’une autre de la pierre ou du bâton : la barre de fer, les énormes ciseaux de jardinier, la chaise, un morceau de la transmission volée à la voiture éventrée que le mécanicien réparait au coin de la rue, les clés à molette, les hourdis subtilisés au chantier attenant, etc.

Aucune préséance quand la pluie des coups se déchaine. C’est tout le monde qui frappe, et en même temps, dans une surprenante débauche d’agressivité. On se fait un point d’honneur de frapper à l’aveuglette, le seul souci étant de ne taper que sur le coupable qui a été désigné d’un commun accord. Si néanmoins, il faut faire attention à lui, on prendra soin de frapper surtout à la tête, en tout cas aux endroits précis où il est sûr que, s’il s’en tire, le misérable voleur devra toute sa vie en ressentir les séquelles. On n’hésite donc pas, dans le feu de l’action, à le frapper également entre les cuisses. Mais c’est une partie difficile d’accès, et, prise qu’elle est dans sa rage de taper, la foule n’a pas toujours le temps de bien placer la balle ou les « petites parties » de sa victime qui, tant que lui reste encore le souffle, se laisse tout faire, sauf ça…

De toute façon, la foule se contente de peu du moment qu’elle laisse libre cours à sa frénésie.

Mon neveu me racontait hier soir, alors que la clameur grondait, comment, pas loin de son ancien-chez-lui, il avait lui-même assisté, une fois, à un lynchage au terme duquel deux hommes très costauds s’étaient emparé, à quatre mains, d’un énorme bol de toilette, en céramique, qu’ils ont soulevé haut et lâché, avec rage, en plein sur la tête du voleur qui, depuis un instant déjà, s’abandonnait, résigné, à son destin ; un instant le corps gigote, le sang gicle, que les gens esquivent adroitement, alors que, sur le macadam, coule la bouillie épaisse et blanchâtre d’un crâne en compote. Moi-même, j’ai vu, pas loin du jeune voleur que la foule lapidait un samedi matin, le cadavre de son complice, que les pierres avaient transformé en masse amorphe et molle qui rendait un bruit sourd. Cela se passait à quelques pas seulement du Palais présidentiel et tout juste à quelques encablures de deux importants QG de la Police Nationale.

Le jeune homme qu’on désarticulait à coup de pierres afin de lui rendre mesure pour mesure la cruauté habituelle de son engeance, a eu l’heur, au moment fatidique, de se faire ramasser par une patrouille, qui a bien évidemment, comme c’est la coutume à Port-au-Prince, continué le travail que les coups de pied et autres objets lancés à la tête, en rafales meurtrières, n’avaient pas terminé. Lui et ses complices, ils seraient quatre, sur deux motocyclettes,-- il parait que la foule les avait vus, identifiés parfaitement, avant de les cerner, puis de provoquer leur chute. Mais ce n’est pas toutes les fois que la foule est aussi sûre de tenir le vrai coupable. Il arrive qu’elle s’acharne sur un quidam que, à son insu, le voleur et ses partisans lui proposent. Quoi qu’il en soit, c’est toujours sur une abstraction que la foule s’acharne ; une culpabilité plutôt qu’un coupable, une série plutôt qu’un fait. D’où le peu de pitié qu’elle parait avoir pour toutes les victimes.

Pour un théorème de la violence collective

Dans le double procès de réparation et de châtiment, l’administration populaire de la justice apparait fondamentalement comme une exhibition, c’est-à-dire comme la manifestation d’un refoulé que la sensibilité collective, endurcie au motif du tort infligé au corps de la société, assume intégralement. Ce spectre projette une scène d’exception. Par le fait même, on peut se demander quelle(s) règle(s) cette scène-là vient confirmer. Je ne pense pas pouvoir ici-même formuler, avec toute la rigueur qu’il mérite, l’espèce de théorème qui ne manquerait pas assurément de contribuer à éclairer et, peut-être aussi, dissiper quelque peu les ombres épaisses qui enveloppent depuis toujours la réalité haïtienne. Mais on peut d’ores et déjà dégager de l’observation quelques éléments provisoires susceptibles d’intégrer ultérieurement une conceptualisation plus poussée.

Un premier, qui se signale tout de suite, c’est l’empire de la violence qui sert, entre les mains de la communauté agressée, d’instrument pour, sinon se défendre, du moins pour tenter de conjurer d’autres torts possibles et à venir ; réparer aussi symboliquement des torts du passé. C’est à la faveur de ce type d’événement qu’un sujet s’écarte des autres et se constitue comme étranger à la communauté, incarnée dans la foule, qui l’expose au lynchage. Il est indifférent à la communauté que justice soit faite véritablement, il suffit qu’elle montre à ses adversaires la dé-mesure de violence qu’elle couve. On dirait ainsi que l’excès cherche, d’une façon extrême, à déborder toute mesure qui chercherait à garder la violence dans les limites d’un territoire sagement balisé.

Le deuxième, c’est que, en cherchant à conjurer le tort ou la mort violente, voire la simple menace, par l’entremise de l’instrument même qui l’avait apporté (toute violence déclenchée contre un voleur, habile, menaçant ou meurtrier, constitue d’une certaine manière la réplique à une violence préalablement subie), la scène d’exception rappelle que la justice populaire (et peut-être toute forme de justice) postule un élan mimétique quand elle n’est pas carrément en conformité avec certains codes archaïques tel que la loi du talion qui, on s’en souvient, faisait obligation à la victime et/ou ses partisans de donner œil pour œil et dent pour dent.

Le troisième élément se rapporte à un double effet spéculaire et cathartique ; en effet la scène d’exception désigne la communauté, d’une part, comme le sujet collectif d’une catharsis qui à la fois canalise et liquide des pulsions destructrices et, d’autre part, comme le miroir qui montre entre le juge et l’assassin des complicités que seules les circonstances, heureuses ou malheureuses, savent dissimuler. Courir après le voleur revient, sous les deux angles, à courir après ses propres désirs, naturels, de meurtre, de lucre et de puissance. Le voleur de rue figure peut-être ainsi les ténèbres qui, sur un autre plan, nous enserrent depuis un certain matin de juillet 1958 quand il fallut créer le corps des Tontons macoutes.

Un quatrième élément : la confrontation empêchée, du moins médiatisée, entre le malfaiteur et le sujet-objet-singulier du tort infligé à la communauté, qui semble le plus sûr moyen d’écarter l’idée d’une réparation matérielle ; bien au contraire, un faux potlatch s’instaure souvent qui, de manière complète ou partielle, détruit l’objet dans la consumation collective, qui a cependant soin de transférer subtilement la jouissance de tout ou partie de celui-ci à un tiers, voire à plusieurs nouveaux possesseurs. Le ressentiment de la victime pour son bienfaiteur demeure évidemment qui, sourdement, fait son chemin. Et, c’est sur fond d’une clameur apocalyptique que s’élève l’irrépressible plainte silencieuse.

Le cinquième enfin rappelle que cette médiation qui suspend le tête à tête constitutif du tort résulte d’opérations mentales qui ne sont pas toujours typiques de l’état fusionnel : extension, condensation, amalgame, substitution et transfert. La médiation se révèle en ce sens une véritable institution qui, à ce titre, fait de la violence collective un langage à part entière, avec ses règles, sa syntaxe et ses dictionnaires. La violence collective n’est alors guère à prendre comme dé-lire, mais plutôt elle s’inscrit dans une herméneutique qui non seulement renvoie à l’impensé d’un code inconscient, mais encore au ricanement d’une conscience sauvage qui scintille peut-être au cœur même de l’institution.

De pied en cap

Au terme de ce parcours, il importe de parachever, en miniature, le portrait dispersé du voleur de rue. Est tel, tout voleur qui commet son méfait dans la rue même ou ailleurs, alors que la foule est sollicitée pour secourir la victime ou, le plus souvent, réparer le tort subi. La spécialité du voleur de rue tient donc moins à l’espace qui circonscrit l’exercice de son dangereux métier qu’aux instances qui, lui, l’encerclent. Dans tous les cas, c’est sous les auspices terribles de la foule que se déroulent les deux ou trois moments de la réaction au méfait que sont la dénonciation et la vindicte. Il apparait bien, dans une double mesure, que c’est l’espace public, saisi dans ses déterminations humaines et topographiques, qui sert de toile de fond au portrait du voleur de rue. Mais ce paysage, rythmé dans le cri, les sarcasmes et les coups, nous inquiète. On a vu que, l’espace public officiel avec ses codes, ses juges et ses policiers, intervenait, à l’occasion, dans la dynamique sauvage de redressement des torts. C’est bien des fois que, au cœur même de la tourmente, on entend quelques fois une voix, faible et hésitante, solliciter l’appareil officiel. Mais c’est toujours la foule qui demeure le foyer principal d’initiative ou de résistance à cette intervention. Le voleur de rue ou toute autre figure de même sorte, confie à cette dernière un pouvoir presque exorbitant qui, de ce fait, révèle la lutte constante et sourde que, sur fond d’une perpétuelle crise de confiance, la Société mène, pour le meilleur et pour le pire, contre l’Etat. L’interrogation surgit néanmoins de savoir si les petites victoires de la foule ne sont pas au fond de grandes victoires de L’Etat coquin. Il parait que, les soirs sans lune, on peut écouter, si l’on devient sourd au chant repu de criquets, le ricanement cynique qui, depuis deux siècles de droit et de liberté, scande la triste marche funèbre qui emplit la longue nuit haïtienne.

Addenda

Hier soir, rentrant à pas lourd au repaire qui bruit de la musique irritante des moustiques, je n’ai pas vu, qui me talonnait, le destin tragique qui n’a que trop souvent visité ma famille. J’étais à peine installé que le fauteuil, subitement, devenait inconfortable, mon sang bouillait à cause, dira-t-on, de la nourriture que, par suite d’un imbroglio, ma vieille n’avait pas préparée ; nous appelons ça : kriye pou manje. La faim aux tripes, j’ai donc appelé au téléphone mon jeune frère, qui a promis de promptement rentrer avec les provisions destinées à ce repas qui me semblait lointain, inaccessible comme le premier million qu’on rêve à vingt ans. Mon existence se résumait en cet instant-là au seul fait de supporter l’attente, quand j’ai entendu un vacarme assourdissant dans la rue. Pratiquement tout le monde, là où j’étais, était sorti regarder ce qui se passait, sauf moi et bien sûr cette vieille dame à qui j’ai fini par ressembler au fil des années, il est vrai que je tiens la moitié de mon bagage génétique d’elle, mais pour avoir passé trente quatre années de tête à tête constant nous avons finalement développé une gémellité qui n’a plus rien à voir avec l’hérédité, en sorte que je suis incapable, aujourd’hui, de discerner les traits que j’ai transmis à ma mère ou qu’elle-même m’a passés. Toujours est-il qu’on était presque les seuls à rester, feignant l’indifférence pour le bruit et la fureur des foules qui courent après le voleur. Pourtant, un pressentiment m’a quand même poussé à sortir dans la rue où, très vite, j’ai entendu citer le nom de R…, mon frère. En se pressant de rentrer, il a été rejoint, pas trop loin de la barrière, par la foule qui courait après le voleur. Ce dernier l’avait entrainé dans sa course pour s’inventer un complice ou livrer à ses poursuivants le substitut qui épargnerait sa vie irrémédiablement menacée. Par chance pour mon frère, notre voleur manquait de discernement, il ignorait plutôt qu’il était dans notre fief. Ce seul fait a empêché que la balle irréfléchie du policier ne transperce R… et ne réduise à deux maintenant un lot de six frères et sœurs qu’une main cruelle vient souvent réduire. Le voleur, accroché par un pied, tombe, voilà mon frère, entrainé, qui tombe aussi, on l’aide à se relever, on l’écarte, le voleur est, quant à lui, pris dans le cercle des ruades qui parfois s’entrechoquaient violemment. Son crime connaissait autant de variations qu’il y avait de voix qui vociféraient, tempêtaient, injuriaient. Aussi nombreuses que les versions de son histoire, les instruments, poing, bâton, pierre, tachaient d’imprimer dans la conscience vacillante du jeune voleur la lettre d’une condamnation capitale. Bouche fendue qui bave le sang épais, fragments de dents répandus à même l’asphalte, le jeune homme se laissait, impuissant, trainer par les deux pieds, lentement mais sûrement, jusqu’à l’entrée du cimetière, pas loin, où les marteaux se préparaient à sonner sur son crâne le glas d’une vie précocement dédiée au vice. Des voix en colère sont d’avis qu’il faut le transpercer à la pointe des barres de fer qui de nos jours traînent à travers toutes les rues de Port-au-Prince, d’autres s’attachent à rire de l’effet que font les coups sur le jeune corps imparfaitement endurci… Un bougre devient vert, qui frappe, et frape violemment, furieux d’avoir la main qui empeste de cette merde que le désespoir d’un jeune homme qu’on pousse à l’entrée du tunnel, a laissé suinter. La foule rit de la mésaventure, recule par crainte d’être éclaboussée, elle revient timidement, les sarcasmes fusent. La chienne enceinte la rejoint, sa queue qui danse le rythme enchanté des victuailles abondantes, son plat favori doit être le crâne en bouillie mijoté au fumet de merde et arrosé d'un grand pot de sang ! Quinze minutes s’écoulent, et la Police s’amène qui, sur le corps du jeune homme, piétine à coups de bottes, de crosse et de matraque les flammes d’un enfer qui consumait déjà le damné. Ces coups sauvages lui font sans doute l’effet d’une caresse en comparaison des tonnes de pierres reçus à la tête, au cou, à l'estomac, au bas-ventre. Le jeune homme inconnu est sans doute plus mort que vivant à l'heure qu'il est, mais il doit être heureux, ce matin, de mourir, à petit feu, sur le carreau glacé d’un commissariat… A moins qu’un policier au grand cœur ne lui ait bandé les yeux d’un sachet noir alors que la patrouille file droit vers l’un de ces dépotoirs dissimulés où, le doigt sur la gâchette promptement actionnée, nous enterrons notre impuissance.

Nixon CALIXTE
Université d’Etat d’Haïti (UEH)
4 avril 2010

Formé à la philosophie et citoyen attentif aux bruits de fond, Nixon Calixte travaille, depuis une dizaine d'années, comme enseignant et professionnel de la documentation. Il enseigne actuellement au département de philosophie et sciences politiques à IERAH-ISERSS, une des 11 facultés de l’Université d’Etat d’Haïti.

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